III

AGOSTINA

 

52

 

EN ROUTE, je rappelai Sarrazin et lui confirmai mes découvertes. L’inscription dans l’écorce, l’assassinat de Salvatore Gedda. Maintenant, c’était donnant, donnant : une enquête à deux, avec partage des informations. Le gendarme était d’accord. Pour lui, la piste italienne s’était arrêtée net. Il n’avait récolté que quelques données sur Agostina Gedda, via une connaissance à Interpol, mais n’avait jamais pu poursuivre l’enquête au-delà des Alpes.

Je franchis la frontière suisse à 23 heures et croisai Lausanne aux environs de minuit. L’autoroute E62 longeait le lac Léman. Malgré la tension, l’épuisement, je remarquai la beauté de la rive dans la nuit. Les villes — Vevey, Montreux, Lausanne  – ressemblaient à des fragments de Voie lactée qui auraient chu sur les collines.

J’avais appelé plusieurs fois Foucault. Toujours sur répondeur. Je l’imaginais passant un confortable dimanche soir, avec sa femme et son fils, devant la télévision. Par contraste, le froid et l’hostilité de la nuit me paraissaient plus violents encore. Je songeai à mes trois vœux : obéissance, pauvreté, chasteté. J’étais d’équerre. Sans oublier le vœu supplémentaire, celui qui me collait toujours au train : solitude.

Minuit et demi. Foucault rappela. Je lui demandai d’élargir, première heure demain matin, la recherche sur les meurtres aux insectes. Ratisser à l’échelle de l’Europe, contacter Interpol, les services de police des capitales. Foucault promit de faire de son mieux mais l’enquête n’avait toujours rien d’officiel et Dumayet allait lui demander des comptes sur les affaires en cours de la BC.

Je promis d’appeler le Divisionnaire (j’étais censé pointer au bureau dans quelques heures) et raccrochai. Après la ville d’Aigle, les lumières disparurent. On distinguait tout juste, à l’horizon, les masses sombres des Alpes. La route, enveloppée de ténèbres, était déserte. À l’exception de deux phares très blancs qui scintillaient depuis un moment dans mon rétroviseur.

1 heure du matin. Martigny, Sion. Le rempart des montagnes se rapprochait. Je m’engageai dans le tunnel de Sierre. Roulant à plus de cent cinquante kilomètres-heure, je dépassai plusieurs voitures, voyant leurs phares s’éloigner puis trembler dans mon rétroviseur, pour rejoindre les filaments des luminaires. En revanche, les deux feux blanchâtres ne me lâchaient pas. Cent soixante, cent soixante-dix... Les yeux étaient toujours là. Des phares au xénon, qui perçaient le tissu de la nuit comme deux aiguilles.

Les tunnels défilaient. Gueules en arc en cercle, creusées dans la roche ; galeries ajourées, collées au versant ; tubes de verre suspendus à flanc de montagne. Enfin, les phares disparurent. J’en éprouvai un obscur soulagement. Peut-être une simple parano mais l’inscription du confessionnal ne me quittait pas : « Je t’attendais. » Et aussi celle de l’écorce : « Je protège les Sans-Lumière. » L’idée d’un tueur obsessionnel, sur mes pas, n’était pas absurde.

Une nationale à deux voies. À chaque ville, je m’efforçais de ralentir. Visp. Brig. Le cœur du Valais. Le paysage se modifia encore. La route s’étrécit, l’obscurité s’approfondit. Plus de réverbère, plus le moindre panneau. Je ralentis. Je pénétrais dans le col du Simplon.

La route s’éleva brutalement. La neige apparut. Les falaises, des deux côtés de la chaussée, se révélèrent, d’un blanc phosphorescent, comme si on y avait pulvérisé du Luminol. Des brumes d’épines mortes voletaient sous mes roues, les sapins se raréfiaient. Personne en vue.

Mon Audi gîtait dans le vent. Le froid s’insinuait dans la voiture. J’avais hâte de passer de l’autre côté du col et d’amorcer ma descente. Les tunnels se multipliaient encore, nus, sauvages. Anneaux de pierre crevant la paroi, rampe de béton greffée sur le versant, colonnades glissées sous un torrent furieux...

Je commençais à avoir des visions. Les flocons de neige devenaient des oiseaux, des arabesques, des signes chinois, se disséminant devant mon pare-brise. Je renonçai aux pleins phares, la neige formant un écran réfléchissant.

La fatigue se diluait dans mon corps, anesthésiant mes réflexes, plombant mes paupières. Depuis quand n’avais-je pas réellement dormi ? Le changement d’altitude compressait mes tympans, achevant encore de m’engourdir...

Je décidai de m’arrêter de l’autre côté du col, à la frontière italienne, pour dormir quelques heures. Après tout, j’étais en avance sur mon horaire. Je pouvais repartir vers 7 heures pour parvenir à Milan à 10 heures.

D’un coup, ma vitre arrière s’illumina.

Les phares au xénon.

J’accélérai et jetai un regard dans mon rétroviseur. Je ne vis rien à l’exception du halo blanc. Mon poursuivant avait réglé ses phares au maximum. Je revins à la route  – je ne voyais rien non plus, la neige redoublant. Et la lumière crevait mon rétro. Je le baissai et me concentrai sur les congères des bords de route, seuls repères pour suivre le ruban de bitume...

Je réussis à distancer les phares. Un virage, et la bagnole disparut. La peur aux tripes, je m’interrogeai. Qui était-ce ? Le tueur de Sartuis ? Quelqu’un d’autre impliqué dans l’enquête ? Ou un simple conducteur agressif ?

Un sifflement me répondit.

Une balle venait de frôler le toit de ma voiture.

 

53

 

COUP D’ACCÉLÉRATEUR. La panique s’amplifia en moi, bloquant mes sens, mes pensées, mes réflexes. Au danger des balles répondait celui d’une route gelée, aux virages trop serrés.

Malgré moi, je ralentis. La lumière satura de nouveau ma vitre arrière. Durant une seconde, je me dis que j’avais rêvé  – le sifflement n’était pas celui d’une balle. Un conducteur concentré sur cette route ne pouvait pas en même temps me tirer dessus. En guise de réponse, un nouvel impact frappa l’Audi, faisant vibrer toute la carrosserie. Ils étaient donc deux. Un chauffeur et un tireur. Parfait tandem pour une chasse à l’homme.

Nouvelle accélération. Une seule idée me dominait : je n’avais aucune chance. Leur voiture semblait plus puissante que la mienne. Ils étaient deux et armés. Et j’étais seul  – absolument seul. Mon avenir ressemblait à cette route, fuite en avant sans visibilité, où je courais à ma perte.

Je roulais maintenant la tête dans les épaules, les doigts vissés au volant. Je cherchais en moi, au tréfonds de mon angoisse, quelques parcelles d’espoir. Je me répétai : « Il n’y a pas de casse... Je ne suis pas blessé... Je... »

Ma vitre arrière vola en éclats.

Le froid et la lumière jaillirent dans l’habitacle. À la même seconde, mes roues patinèrent. Le moteur rugit. Je fis une embardée sur la gauche, par l’arrière, puis revins accrocher le sol sur la droite. Une balle encore se perdit dans la tempête. Nouveau coup de volant, puis un autre, jusqu’à retrouver mon axe.

Un tunnel à mon secours. Les luminaires et la route en ligne droite changeaient la donne. Je réglai mon rétroviseur et observai mes ennemis. Une BMW. Une berline aux vitres fumées, dont la carrosserie noire brillait comme celle d’un tank laqué. L’éblouissement des phares m’interdisait de déchiffrer la plaque minéralogique. Je ne pouvais pas voir non plus le conducteur mais le passager cagoulé était sorti à mi-corps, tenant un fusil de précision équipé d’un viseur et d’un silencieux.

Le pur tableau de ma mort. Une fraction de seconde, je restai subjugué par la beauté de l’image : les lampes filant sur la tôle lustrée, les phares s’irisant en lignes roses sous l’arc de la voûte, le tueur arc-bouté sur son arme... Une parfaite machine de guerre, lisse, précise, implacable.

Cette fois, j’accélérai à fond.

Audi contre BMW  – le duel se tenait.

J’avalais l’asphalte, le béton, les lumières. Le défilement des lampes prenait une rapidité hypnotique. Dans mon rétroviseur, pourtant, la BM se rapprochait encore. Le moment ou jamais de riposter. J’arrachai le Velcro de mon étui et dégainai.

Je me retournai et braquai mon 9 millimètres Para. Je ralentis. La calandre se rapprocha. Je hurlai et appuyai sur la détente. Par la force du recul, le flingue faillit m’échapper mais je vis, en un cillement, la BMW piler d’un coup, chassant par l’arrière et crissant dans la fumée du freinage. Presque une victoire.

Le ciel, la neige, puis un nouveau tunnel en vue.

Le modèle à colonnes, construit à flanc de roche.

Mû par une inspiration, j’attendis l’ultime moment avant l’entrée puis braquai à droite, attrapant la voie de chantier qui montait au flanc de la falaise. Le temps d’un rebond dans les caillasses et je roulais sur le toit du tunnel. La berline s’était engouffrée dans la bouche d’ombre derrière moi. Un nouveau répit. De courte durée. La bagnole allait simplement m’attendre à la sortie...

À ce moment, j’eus la tentation de tout larguer et de fuir à pied. Mais pour aller où ? Me perdre en pleine montagne ? Mes poursuivants devaient être équipés de détecteurs thermiques. La chasse à l’homme ressemblerait plus encore à une traque au gibier.

Je passai la première et roulai au pas, éteignant mes phares. Je bringuebalai ainsi sur un sentier de cailloux, cherchant une idée, une issue. La neige redoublait et les bords de la chaussée se perdaient dans les ténèbres.

Enfin, le chemin s’inclina de nouveau pour rejoindre la route. Je n’avais pas trouvé de solution. Mais le calme environnant me redonna un espoir. Au bord de la chaussée, je stoppai et guettai : pas le moindre son de moteur, aucune trace de phares. La première, encore, puis lentement, très lentement, la route. Aucune voiture. Avaient-ils abandonné la poursuite ? Avaient-ils continué tout droit, renonçant à m’éliminer ?

J’appuyais sur le levier de vitesse quand tout devint blanc. Les phares. Le xénon. Pas derrière moi, ni devant moi. Au-dessus de moi ! Je me recroquevillai sur mon siège et attrapai mon rétroviseur, cherchant les lumières dans le cadre. Les hommes étaient postés sur le toit du tunnel.

J’imaginai ce qui s’était passé. À l’intérieur du boyau, ils avaient trouvé un autre accès à la voie de chantier. Ils étaient montés eux aussi, me suivant, phares éteints, jusqu’au bout du sentier. Puis ils s’étaient placés sur le promontoire  – en position de tir.

Les balles se mirent à pleuvoir. Mon pare-brise éclata, mes vitres explosèrent, alors que je dérapais en tentant de démarrer. Mes pneus mordirent le bitume. Dans mon rétro, l’impossible survint : les deux phares volèrent comme deux boules de feu luminescentes dans la nuit. Les tueurs avaient directement foncé dans le vide. Leur châssis s’écrasa, dans une rage de neige et d’étincelles mêlées, puis bondit en avant. Le fracas me parut passer dans le sol. J’accélérai à fond et rallumai mes phares. La poursuite reprenait.

Sapins décharnés, muraille rocheuse, congères. La tempête se calmait. La visibilité était de retour. Je tentai de rassembler mes idées, Je n’en avais aucune. Rien, hormis la fuite jusqu’à la frontière et ses douaniers. Combien de kilomètres à tenir ? Trente ? Cinquante ? Soixante-dix ?

Nouveau coup d’œil au rétroviseur. Les deux yeux blancs étaient toujours là, jaillissants par intermittences, au rythme des virages. Soudain, une épingle à cheveux. Je freinai. Trop tard. Mes roues se bloquèrent, l’Audi fila dans son élan. Je braquai encore mais l’avant était déjà emporté.

Le talus qui enfle, la neige qui glisse, la collision, brutale, étouffée  – et le moteur qui cale. Puis le silence. Je n’avais plus de souffle, le volant dans les côtes. Sonné, je trouvai la clé de contact. Le moteur renâcla, puis démarra. En marche arrière, je m’extirpai de l’amas de neige et manœuvrai sur la chaussée.

Malgré le contretemps, mes poursuivants ne m’avaient pas rattrapé. Lueur d’optimisme, aussitôt trahie par une défaillance sous mon pied. L’accélérateur ne répondait plus. Coup d’œil au tableau de bord. L’aiguille de température d’eau avait franchi la zone rouge. Qu’est-ce que c’était que ce nouveau bordel ?

Regard derrière moi : les phares au xénon n’étaient plus qu’à un virage. J’enfonçai ma pédale avec rage. Rien, aucune puissance. Je frappai mon volant, hurlai. Au moment de la collision, la neige avait dû s’entasser sous ma calandre et obturer le réseau de ventilation. Ma bagnole était en surchauffe. Déjà, la fumée s’échappait du capot. Cette fois, tout était foutu.

À cet instant, un panneau : simplon dorf. Sans réfléchir, j’éteignis mes phares et pris cette bretelle, juste au moment où la BMW jaillissait derrière moi. Les tueurs m’aperçurent trop tard, emportés sur la voie principale. Dans mon dos, j’entendis leur coup de frein. Même en roue libre, je venais de gagner quelques secondes.

Une clairière, encombrée de pelleteuses, de bulldozers, de matériaux de construction  – d’un coup de coude, je pris cette direction, toujours sur mon élan.

Je vis, droit devant moi, un amas de planches enneigées. Je fermai les yeux et laissai filer. De nouveau, le choc. De nouveau, l’écho de la collision dans mon corps. D’une poussée d’épaule, j’ouvris ma portière, toussai puis me propulsai dehors.

Le froid du sol fut ma première sensation. Je me relevai sur un genou et me planquai derrière un tas de parpaings. Sursis. Je pris conscience de la nuit, du silence. Il ne neigeait plus : la température était largement passée sous zéro.

Des portières claquèrent.

Je risquai un regard. Personne. Fuir à travers les bois ? Rejoindre le village ? Combien de chances de réveiller quelqu’un avant d’être repéré ? La peur me rattrapa. Les tremblements commencèrent. Des cristaux blancs se formaient sur mes sourcils, mes cheveux. Je gelais sur place. À tâtons, dans mes poches, je trouvai une paire de gants en latex et les enfilai maladroitement.

Des souvenirs percèrent ma mémoire, à propos du gel et de son processus de mort. Des missionnaires du Grand Nord, des oblats, rencontrés au séminaire de Rome, m’en avaient souvent parlé. D’abord, on tremblait  – et c’était bon signe : le corps réagissait, tentait de se réchauffer. Puis on devenait impuissant à lutter contre le froid. On perdait alors un degré toutes les trois minutes. Les tremblements cessaient. Le cœur ralentissait et n’irriguait plus la surface de la peau ni l’extrémité des membres. La mort blanche était là. Quand on avait perdu onze degrés, le cœur cessait de battre, mais le coma était déjà survenu.

Combien de temps devant moi ?

Nouveau coup d’œil. Cette fois, je les vis. Ils marchaient avec précaution, fusil en main. Ils portaient de longs manteaux de cuir noir. Un nuage cristallin s’échappait de leurs lèvres. L’un d’eux se cogna contre l’angle d’un bulldozer. Il parut ne pas réagir, anesthésié par le froid. Ils étaient en train de geler, eux aussi. Nous étions pris tous les trois dans le même piège. Prisonniers de la nuit et bientôt pétrifiés comme des statues.

Je devais bouger. Faire n’importe quoi pour me réchauffer. Je basculai mon buste d’avant en arrière et, répétant ce mouvement plusieurs fois, tombai les coudes dans la neige, en silence. Ramper jusqu’aux pins pour au moins m’abriter du vent. Des pas, tout proches. Je roulai sur moi-même, dos au sol, et tentai de saisir mon automatique. Je dus agripper la crosse à deux mains : mes doigts ne répondaient plus.

Soudain, le sillon grenat d’une visée. Je relevai la tête : le tueur était là, arme au poing. De la buée sortait de sa cagoule, formant une auréole bleutée.

Je fermai les yeux et fis ce que tout homme fait en de telles circonstances, chrétien ou non : je priai. J’appelai, de toutes mes forces, le Seigneur à mon aide.

Une voix s’éleva :

— Wer da ?

Je tournai la tête. J’aperçus, les larmes aux yeux, les torches électriques, les galons argentés. Une patrouille de douaniers suisses ! Je regardai à nouveau devant moi : le tueur avait disparu.

J’entendis une galopade étouffée. Des mots en allemand. Des bruits de moteur. La poursuite reprenait  – mais cette fois avec les chasseurs dans le rôle des proies. Les douaniers n’avaient pas repéré ma voiture sous les planches.

Je réussis à glisser mon automatique dans ma poche puis à me placer sur le ventre. Plantant mes coudes dans la neige, les jambes mortes, je rampai jusqu’à ma voiture. Je ne sentais plus ni mon corps ni le froid. Enfin, ma portière. Dos à l’encadrement, je me hissai à la manière d’un paralytique qui n’a plus l’usage de ses membres inférieurs. Installé sur le siège, je palpai l’espace sous mon volant à la recherche de la clé de contact. À deux mains, je la tournai et perçus un nouveau miracle : le ronflement du moteur. Le choc de la collision avait dû libérer la calandre de sa glace.

Le chauffage se remit en route. D’un coup de coude, je réglai la ventilation à fond. Recroquevillé près des grilles, les deux poings tendus, j’attendis que la chaleur vienne, réveillant le sang sous ma peau. Peu à peu, je prenais conscience du silence autour de moi. La forêt désertée. Et la frontière sans doute à quelques kilomètres.

Lorsque je pus enfin bouger les doigts et les pieds, je passai la marche arrière et m’arrachai à l’amas de bois. D’autres patrouilles n’allaient pas tarder. Je fis demi-tour, enclenchai la première et décollai du chantier.

Quelques minutes plus tard, je roulais vers l’Italie. Mon moteur n’avait plus le moindre dynamisme mais il fonctionnait. Et j’étais vivant, indemne !

En fait, dans une impasse.

Aucune chance que je passe la frontière avec une voiture dans cet état... Je traversai un village du nom de Gondo et aperçus un sentier qui descendait à l’oblique  – sans doute vers une rivière ou un sous-bois, Je m’enfonçai sous les sapins et sentis que le vent s’apaisait  – j’avais trouvé un abri. Je stoppai, laissai tourner le moteur, chauffage à fond. Je sortis, d’un pas maladroit, et attrapai dans mon coffre mon sac de voyage. J’ôtai mon trench-coat, enfilai deux pulls, un K-way, repassai pardessus le tout mon imper. Un bonnet, des gants  – des vrais  – et plusieurs paires de chaussettes. Je m’installai sur les sièges avant, au plus près des grilles de ventilation qui crachaient un souffle chaud puant l’huile de moteur.

Lorsque je fus réchauffé, je trouvai au fond de ma poche mon mobile et composai le numéro de Giovanni Callacciura. Je murmurai à son répondeur, en italien :

— Dès que tu as ce message, tu me rappelles. C’est urgent !

Puis je me pelotonnai sur les sièges, face au filet d’air chaud. Sans aucune pensée. Seulement une sensation : la vie. Elle me suffisait amplement. Je m’endormis, serrant mon portable tel un minuscule oreiller.

 

54

 

LA LUMIÈRE du jour me réveilla. Je me redressai, les yeux à demi fermés. La vue était éblouissante. Entre les montagnes, le disque solaire pointait comme une plaie sanglante. Au- dessus, des nuages s’écorchaient sur les crêtes. Autour de moi, la neige avait disparu. Remplacée par des pentes d’herbe jonchées de feuilles mortes.

Je regardai ma montre : 7 h 30. J’avais dormi quatre heures. Callacciura ne m’avait pas rappelé. Je composai à nouveau son numéro. Mon téléphone fonctionnait désormais sur un réseau italien.

— Pronto ?

— Mathieu. Je t’ai laissé un message, cette nuit.

— Je me réveille. Tu es déjà à Milan ?

Je lui racontai mon aventure et résumai ma situation : ma voiture criblée de balles, mon allure de clodo, l’impossibilité de franchir la frontière.

— Tu es où exactement ?

— À la sortie d’un village, Gondo. Il y a un sentier, sur la droite. Je suis au bout.

— Je te rappelle dans quelques minutes. Capito ?

Je trouvai au fond de ma poche mon paquet de Camel. J’en allumai une avec délectation. Ma lucidité revint, et avec elle, les questions qui tuaient. Qui étaient mes agresseurs ? Pourquoi s’en prendre à moi ? Je n’avais qu’une certitude : mes poursuivants n’avaient rien à voir avec l’assassin de Sylvie Simonis. D’un côté, deux professionnels. De l’autre, un meurtrier en série, prisonnier de sa folie.

Mon portable vibra.

— Suis bien mes instructions, dit Callacciura. Tu retournes sur la route principale, la E62, tu roules pendant un kilomètre. Là, tu vas voir une citerne, sur laquelle il y a marqué « Contozzo ». Tu te gares derrière et tu attends. Deux flics en civil vont venir te chercher d’ici une heure.

— Pourquoi des flics ?

— Ils vont t’escorter jusqu’à Milan. On maintient notre rendez- vous à onze heures.

— Et ma voiture ?

— On s’en occupe. Tu prends tes affaires, sans te retourner.

— Merci, Giovanni.

— Pas de quoi. J’ai reçu cette nuit d’autres éléments sur ton affaire. Il faut que je te parle.

Je raccrochai. Nouvelle cigarette. Malgré les bourrasques qui pénétraient dans l’habitacle, le moteur tournait toujours  – et avec lui, le chauffage. Je sortis de la voiture pour pisser. Mon corps était perclus de courbatures mais la vie reprenait ses droits.

J’empruntai un chemin, sentant sang et muscles se réchauffer. J’éprouvai un vertige. La faim. J’aperçus une rivière, en contrebas. Je bus de longues gorgées glacées, dégustant le petit déjeuner le plus pur du monde.

Je démarrai à nouveau et partis en direction du lieu de rendez- vous. Je me postai au pied de la citerne et laissai ronfler le moteur, encore une fois. Près d’une heure et trois cigarettes brûlèrent ainsi. Pas de douaniers en vue, ni de fermiers curieux. Mais des réflexions, en pagaille.

Tout se bousculait dans ma tête. La culpabilité de Sylvie Simonis. La double identité de Sarrazin-Longhini. Le meurtre de Sylvie. L’apparition d’un crime identique, sur le sol italien, signé par une coupable qui avait avoué. Et maintenant, ces tueurs... Un pur chaos, où chaque réponse posait une nouvelle question.

Un détail m’accrocha l’esprit. Sur une impulsion, je composai le numéro de Marilyne Rosarias, directrice de la fondation de Bienfaisance. 7 h 45. La Philippine devait sortir de ses prières matinales.

— Qui est à l’appareil ?

Méfiance et hostilité, montées sur ressorts.

— Mathieu Durey, fis-je en me raclant la gorge. Le flic. Le spécialiste.

— Vous avez une drôle de voix. Vous êtes toujours dans la région ?

— J’ai dû partir. Vous ne m’avez pas tout dit la dernière fois.

— Vous m’accusez de mentir ?

— Par omission. Vous ne m’avez pas dit que Sylvie Simonis était venue se consoler à Bienfaisance, après la mort de sa fille, en 1988.

— Nous avons un devoir de confidentialité.

— Combien de temps est-elle restée à la fondation ?

— Trois mois. Elle venait le soir. Le matin, elle repartait au travail.

— En Suisse ?

— Qu’est-ce que vous cherchez encore ?

Soudain, une conviction : Marilyne était au courant de l’infanticide. Soit elle avait recueilli les confidences de Sylvie, soit elle avait deviné la vérité. Je balançai un coup de sonde :

— Elle essayait peut-être d’oublier ses fautes.

Silence. Quand Marilyne reprit la parole, sa voix était plus grave :

— Elle a été pardonnée.

— De quoi parlez-vous ?

— Quoi qu’elle ait fait, Sylvie a imploré Son pardon au Seigneur et elle a été entendue.

— Vous êtes du bureau du purgatoire ?

— Ne plaisantez pas. Sylvie a été pardonnée. J’ai la preuve de ce que j’avance, vous comprenez ?

Je vis apparaître, à cinq cents mètres, une conduite intérieure grise, de marque Fiat, à peine en meilleur état que ma voiture. Mon escorte.

— Je repasserai vous voir, prévins-je.

— Je n’ai rien à vous dire. Mais je prierai pour votre salut. Vous avez trop de colère en vous pour comprendre cette histoire. Vous devez être absolument pur pour affronter l’ennemi qui vous attend.

— Quel ennemi ?

— Vous le savez bien.

Elle raccrocha. La Fiat était là. Le contact avec les flics italiens se réduisit au minimum. Les deux hommes avaient dû recevoir des consignes. Pas un mot sur l’état de ma voiture. Ni sur ma situation de Français errant, perdu à quelques bornes de la frontière. Je pris mon sac et dis adieu à ma bagnole, ayant une pensée émue pour mon assureur. Je la déclarerais volée, sans m’attarder sur les détails.

On traversa le poste-frontière italien sans problème. Carré à l’arrière, je contemplais le paysage. Le même que du côté suisse, mais j’avais l’impression d’avoir traversé un miroir, de m’enfoncer dans le reflet italien des montagnes que j’avais admirées à l’aube. Les torrents me saluaient et les ponts, de plus en plus nombreux, remplaçaient les tunnels. Hautes structures suspendues par des câbles, colosses de béton plantés dans l’eau, arches de fibre aux formes effilées... Je ne pensais plus. Je sentais seulement les battements sourds de mon corps meurtri. Je ne tardai pas à m’endormir.

Quand je me réveillai, nous avions dépassé Varese. Il n’était plus question de torrents ni de sapins. Nous filions sur l’autoroute A8. La longue plaine de Lombardie semblait courir droit jusqu’à Milan.

À 10 h 30, nous parvenions aux abords de la cité industrielle. Trafic intense. Mes compagnons ne mirent pas leur gyrophare. Calmes, silencieux, impénétrables  – ils me rappelaient les gardes du corps que j’avais croisés lors de mon premier voyage à Milan, ceux qui protégeaient les juges de l’opération Mani pulite.

Milan était fidèle à mes souvenirs.

Ville plate, rectiligne, sombre et claire à la fois. Une mélancolie légère planait le long des avenues, non pas dédiée à l’amour ou à un quelconque âge romantique, mais à une ère industrielle révolue. On ne regrettait pas ici des quiétudes de lac, des amours tourmentées, mais l’essor des années soixante, le bruit des machines, le temps des empires Fiat et Pirelli. Dans cette vallée où le vent était toujours absent, il flottait encore ce bon vieux rêve de patron capitaliste, isolé dans sa villa moderne, caressant le projet de construire un monde nouveau, plein de rouages, de fumées et de lires.

Corso Porta Vittoria.

Le palais de justice était un temple massif, à longues colonnes carrées. Toute la place semblait répondre à sa stricte géométrie. Les cabines téléphoniques, plantées en angles droits parmi les pavés, les rails des tramways orange, perpendiculaires aux lignes du palais.

11 heures pile. Je sortis de la voiture et franchis le seuil du New Boston, juste en face du palais, au coin de la rue Carlo Freguglia.

Chacun de mes pas sonnait comme un miracle.

 

55

 

— TU AS L’AIR en pleine forme.

Giovanni Callacciura pratiquait l’humour à froid. C’était un grand gaillard de l’Italie du Nord, front haut et fine moustache posée sur une bouche boudeuse. Vêtu des pieds à la tête en Prada, il était plus mince que son visage rond ne le laissait supposer. Il portait ce jour-là un pantalon étroit en laine grise, un pull ras-du-cou en cachemire brun et une veste matelassée bleu marine. Il semblait tout juste dégringolé d’une vitrine du Corso Europa.

Je lui désignai la chaise en face de moi. Le substitut s’assit en commandant un café. Le New Boston était une « gelateria » typique : long comptoir en zinc, odeurs mêlées de café et de marmelade, paninis et croissants disposés dans de hauts saladiers chromés. Les sièges étaient prune et les nappes roses. Chaque table ronde ressemblait à une pastille géante pour la gorge.

— Parle-moi de ta folle nuit, dit-il en ôtant ses lunettes de soleil.

— Toi d’abord : tu sais si mes types ont été arrêtés ?

— Ils ont disparu.

— Disparu ? À quelques kilomètres de la frontière ?

— Tu t’es bien planqué au fond d’un sous-bois.

Je bus une gorgée de café. Pur extrait de terre brûlée. J’observai le pain au chocolat que j’avais commandé, sans pouvoir y toucher.

— On peut fumer ici ? demandai-je.

— Plus pour longtemps.

Callacciura saisit un cigarillo puis poussa vers moi le paquet de Davidoff. J’en attrapai un à mon tour. Les avertissements continuaient de ce côté-ci de la frontière : « fumare uccide ». Le magistrat remarqua mes doigts bleuis par le froid :

— Tu veux voir un docteur ?

— Tout va bien.

— Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit ?

Je lui résumai ma course-poursuite, en ajoutant des détails significatifs : les manières professionnelles de mes tueurs, leur fusil d’assaut... Rien à voir avec des détrousseurs des frontières. Sans me laisser le temps de reprendre mon souffle, Giovanni ordonna :

— Parle-moi de ton enquête. Celle qui t’amène ici.

Je racontai : le meurtre de Sylvie Simonis, l’infanticide, quatorze ans plus tôt, le lien mystérieux qui reliait les deux crimes. Je mentionnai aussi mon association avec Sarrazin-Longhini, gendarme vengeur qui ne me semblait fiable qu’à cinquante pour cent. J’omis de parler du point de départ du cauchemar : Luc Soubeyras et son suicide. Pour ne pas ajouter à la confusion générale.

Callacciura conserva le silence durant une bonne minute. Il ouvrait et fermait les branches de ses lunettes de soleil, cigarillo au bec. Enfin, il dit :

— Difficile de faire coïncider tout ça.

Je me massai la nuque, endolorie encore du choc de la collision :

— Surtout quand je me penche.

Il ne prit pas la peine de sourire. Plongeant la main dans son cartable, il posa sur la table une chemise rouge assez mince.

— C’est tout ce que j’ai. Milan, c’est loin de la Sicile. Quand tu m’as parlé de ton histoire, hier, je n’ai pas eu le déclic. En réalité, le meurtre a fait pas mal de bruit il y a deux ans. Au départ, on a cru qu’il s’agissait d’un de ces crimes sauvages dont la Sicile a le secret. Mais tout a changé quand on a découvert la personnalité de la meurtrière.

— C’est-à-dire ?

— Une longue histoire. Une histoire italienne. Je te laisse la découvrir. À Catane, tu n’auras aucun mal à retrouver tous les détails.

— Résume-moi les faits.

L’Italien acheva son café d’un geste bref :

— Agostina Gedda était une infirmière sans histoire, vivant à Paterno, dans la banlieue de Catane. Elle avait épousé un ami d’enfance, Salvatore, un installateur de câbles électriques. Rien à signaler. Puis, soudain, l’année dernière, elle le tue. De la pire des manières.

— Son mobile ?

— Elle n’a jamais voulu s’expliquer.

— Tu es sûr qu’on retrouve les mêmes éléments que dans mon affaire ?

— Certain. Les décompositions. Les insectes. Les morsures. La langue coupée. On m’a même parlé de lichen, sous la cage thoracique : ça te dit quelque chose ?

J’acquiesçai. Comment deux meurtres si semblables pouvaient-ils avoir été commis par deux êtres distincts ? Et bien d’autres détails ne collaient pas. Je repris :

— Un tel meurtre demande des connaissances spécifiques, des matériaux rares.

— Agostina était infirmière. Elle avait accès à des substances acides. Quant aux insectes, elle a prétendu qu’elle les collectait sur des charognes d’animaux, dans les décharges. Difficile à vérifier.

Je tendis les doigts vers le dossier. Callacciura plaqua sa main dessus :

— Je dois aussi t’avertir.

— Quoi ?

— Il y a au fond de cette affaire un élément... mystique.

J’aurais plutôt dit : maléfique. Il continua :

— Il n’y a pas que les flics sur ce coup. Le pouvoir religieux s’intéresse au cas Agostina.

— Quel pouvoir religieux ?

— Le seul, l’unique : le Vatican. C’est le Saint-Siège qui a défendu Agostina. Ils ont envoyé leurs avocats.

— Pourquoi ?

Le substitut eut un sourire voilé :

— Tu verras par toi-même.

Il sortit de sa poche un papier plié. Un billet d’avion électronique pour Catane.

— Je t’ai pris un billet en business. Tu le paieras à l’aéroport. Tu as les moyens, si je me souviens bien.

— Tu penses à mon confort ?

— Je pense à ton allure. Tu auras accès au Caravaggio Lounge, le salon VIP. Il y a des douches. De quoi te refaire une beauté.

Une enveloppe se matérialisa entre ses mains :

— Ça, c’est une lettre pour Michele Gepu, le chef de la Questura à Catane. Normalement, avec lui, toutes les portes s’ouvriront. J’allais le remercier mais Giovanni leva la main :

— Pas d’effusions. Maintenant, tu vas aux toilettes. Un de mes hommes t’y attend. Tu lui donnes ton arme.

— Mais...

— N’abuse pas de ma gentillesse. Tu connais la règle : un seul miracle à la fois.

Sur ces mots, il se leva et me fit un clin d’œil :

— Je veux un rapport détaillé dès que tu auras du nouveau. (Il simula un frisson.) Je suis un col blanc. Tes histoires de meurtres, ça m’excite !

 

56

 

MÊME sous la douche brûlante, je ne parvenais pas à me réchauffer. Un peu comme ces plats surgelés que je tentais parfois de cuisiner : chauds à l’extérieur, mais toujours glacés à l’intérieur.

Dans les thermes du salon Caravaggio, je me rasai et changeai de costume. J’eus enfin assez de lucidité pour affronter mon hypothèse du jour : l’assassinat de Sylvie Simonis ouvrait la porte à une autre réalité, dépassant le meurtre rituel. Un savoir interdit, une logique supérieure qui valait qu’on tue pour la préserver. Voilà pourquoi on avait tenté de m’éliminer. Luc avait dit : « J’ai trouvé la gorge. » J’étais en route vers cette gorge. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais mes poursuivants de cette nuit, eux, le savaient.

Dans l’avion, je feuilletai le dossier de Callacciura. Rien de plus que ce qu’il m’avait raconté de vive voix. Le corps de Salvatore avait été découvert au nord de Catane, sur un chantier abandonné. Agostina Gedda avait été arrêtée chez elle quelques heures après. Elle n’avait opposé aucune résistance et avait tout avoué, le jour même. Elle prétendait avoir volé les acides à l’hôpital et pratiqué les tortures là où on avait découvert le corps. Les enquêteurs avaient retrouvé les flacons, les sangles, les résidus organiques.

Agostina ne s’était pas expliquée sur les traces de morsures, le lichen ou la langue coupée mais elle connaissait ces éléments. On ne pouvait pas la soupçonner d’affabuler. Pourquoi ce meurtre ? Pourquoi tant d’atrocités ? Tant de complexité ? L’infirmière était demeurée muette.

La chemise contenait aussi les portraits des protagonistes. Salvatore Gedda était un jeune homme à l’expression douce et aux yeux clairs, ombrés de longs cils. Agostina avait un visage fin et régulier, sous des cheveux noirs coupés court. Des yeux sombres, brillant comme le fond d’un encrier, un nez mutin, une bouche en cerise. Son portrait était un cliché anthropométrique. Pourtant, au-dessus du panneau portant son nom, la femme resplendissait d’une clarté, d’une innocence qui tranchaient violemment avec le contexte.

L’avion amorça sa descente. Près de 18 heures. La nuit tombait sur la Sicile. Plusieurs voyageurs, occupant la rangée de sièges opposée à la mienne, se penchaient vers les hublots. Certains d’entre eux filmaient, d’autres prenaient des photos. J’étais étonné par leur enthousiasme. Dans l’obscurité, Catane ne devait pas offrir une vue extraordinaire, d’autant plus que la cité est construite en lave noire.

Dès l’atterrissage, je passai la douane et cherchai les agences de location de voitures. De nouveau, l’activité dans l’aéroport me parut étrange. Des équipes de télévision regroupaient leur matériel. Des patrouilles de soldats traversaient le hall au pas de course. Avais-je manqué quelque chose ?

Je choisis le seul stand qui n’était pas pris d’assaut par les reporters. J’optai pour un modèle discret  – une Fiat Punto, catégorie C  – et signai les feuillets que l’agent me présentait. Je demandai :

— Vous connaissez un bon hôtel, à Catane ?

— Aucun problème.

L’homme plongea sa main sous le comptoir et attrapa un plan.

— Journaliste ?

— Pourquoi journaliste ?

— Vous ne venez pas pour l’éruption ?

— L’éruption ?

L’homme éclata de rire.

— L’Etna s’est réveillé hier. Une chance que vous ayez pu atterrir. Demain, la piste sera couverte de cendres. C’est sans doute le dernier vol avant longtemps.

— Vous n’avez pas l’air inquiet.

— Inquiet ? Pas du tout. On a l’habitude !

L’état d’urgence était pourtant instauré.

Sur la route, les Carabinieri avaient organisé des barrages, empêchant les véhicules de prendre la direction du volcan. J’allumai la radio et trouvai une émission d’informations. L’éruption de ce 28 octobre n’était pas ordinaire. Le volcan n’avait pas atteint une telle intensité depuis des dizaines d’années. Des fissures s’étaient produites sur deux versants à la fois. Une première éruption sur la face nord, aux environs de 2 heures du matin, avait ravagé le site touristique de Piano Provenzana, à 2 500 mètres d’altitude. Puis une autre fissure s’était creusée versant sud, s’approchant d’un autre refuge, au-dessus du village de Sapienza. On parlait maintenant de failles gigantesques, s’ouvrant sur deux kilomètres de largeur.

Je coupai la radio. Il me semblait entendre un grondement sourd, ponctué de déflagrations. Je m’arrêtai sur la bande d’arrêt d’urgence et tendis l’oreille. Oui : des coups de tonnerre brefs, compacts. Les détonations de l’Etna dans les ténèbres. Je pouvais sentir, sous le tapis de sol, les ondes sismiques.

Je démarrai de nouveau, plus fasciné qu’effrayé. D’après mon plan, je roulais du côté sud du volcan. Je discernais déjà la lueur rouge d’une des failles, ainsi que les fontaines et les coulées de lave en fusion, qui dessinaient des traînées dans la nuit.

Quand l’Etna fut bien en vue, je stoppai à nouveau. La route était sillonnée de véhicules filant à pleine vitesse, gyrophares allumés, sirènes hurlantes, dans une atmosphère de fin du monde.

Le volcan enneigé était coiffé d’un intense halo orangé, qui rappelait le jaune d’un œuf arasé, gigantesque. Tout autour, des projections lézardaient le ciel, particules de feu, éclaboussures de fusion, comme lancées à la catapulte. La lave s’écoulait sur les versants, lente, puissante, inéluctable. Je restai hypnotisé. Impossible de ne pas voir dans cette éruption un présage. Le souffle du diable m’accueillait. Je songeai à ce passage de l’Apocalypse de Saint-Jean :

 

Le second ange sonna de la trompette,

et il tomba sur la mer

comme une grande montagne brûlante...

 

Parmi les fumées noires qui s’échappaient du cratère, un visage se dessinait. La face déformée de Pazuzu, babines retroussées, yeux injectés. Dans les bouillons de vapeurs, l’Ange noir grimaçait et me tirait la langue. Une langue charbonneuse, fendillée, qui léchait les flammes du volcan et m’invitait à m’approcher jusqu’à me perdre au fond du cratère.

 

Le Serment des limbes
titlepage.xhtml
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_020.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_022.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_023.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_024.htm
Grange,Jean-Christophe-Le Serment des limbes.(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_025.htm